mardi 9 avril 2013

Le douzième chameau, ou l'économie de la justice



Avant propos
Le monde musulman en général, et la Tunisie en particulier, tanguent au milieu des tempêtes islamistes intégristes. Des pays aux civilisations multi millénaires (Tunisie, Egypte, Syrie, Irak) sont les cibles de groupes mafieux utilisant la religion comme prétexte et l’Occident comme garantie morale ! Des repris de justice, des assassins et des truands sans foi ni loi gouvernent. Les gens honnêtes doivent courber l’échine devant ces chameliers scélérats, dont le seul mérite est de régner en potentats sur des déserts gorgés de pétrole, de gaz, d'ignorance et de misère intellectuelle. Après « la civilisation du chameau » et  « il est beau, le pipi de chameau », nous complétons ici notre trilogie par la parabole du douzième chameau. La lecture de cet article est fortement conseillée à tous ceux qui sont épris de justice et de droit positifs parmi les oulémas et les juristes musulmans, s’il en existe encore. 


Un cadi ou cadhi (arabe: قاضي ) est un juge musulman remplissant des fonctions civiles, judiciaires et religieuses. Le cadi est un juge de paix et un notaire, réglant les problèmes de vie quotidienne : mariages, divorces, répudiations, successions, héritages, etc. Le mot « cadi » vient d'un verbe signifiant « juger », « décider ». Il est à l'origine de l'espagnol alcalde, en français alcade. 

L’Histoire


Une ancienne tradition bédouine rapporte ce qui suit :
Un père (certains soutiennent qu'il s'agissait d'un cheikh fort riche, genre Ghannouchi), sentant sa fin prochaine, prit ses dispositions pour régler sa succession. Son troupeau de chameaux devait être réparti entre ses trois fils selon l'ordre suivant : le premier, en vertu du droit d'aînesse, recevrait la moitié, le second hériterait du quart, quant au cadet, il se contenterait du sixième. Lorsqu'il mourut peu après, ses fils furent bien embarrassés : le partage se révélait en effet impossible, dès lors que le troupeau s'élevait à onze chameaux très exactement. Alors qu'ils en étaient déjà venus aux mains à propos de ce partage impossible, ils convinrent de soumettre l'affaire au cadhi. Celui-ci, après avoir entendu les parties, réfléchit, traça quelques signes dans le sable, et finalement déclara : « Prenez un de mes chameaux, faites votre partage, et, si Allah le veut, vous me le rendrez ». Interloqués, mais peu désireux de contredire cet homme sage, les frères s'en allèrent avec le chameau du juge. Ils ne tardèrent pas cependant à réaliser l'ingéniosité du cadhi : avec douze chameaux, le partage devenait fort aisé — chacun reçut sa part et le douzième chameau ne manqua pas d'être aussitôt restitué.


Qui était ce cadhi, et quelle était sa justice, l'histoire ne le dit pas. A vrai dire, nous avons tout oublié de lui, sauf le court récit qu'on vient de rapporter. Quant à nous, nous voudrions prendre cette histoire au sérieux, animés du pressentiment que son énigme pourrait nous apprendre quelque chose d'essentiel quant à l'économie de la justice. Que signifie en effet ce douzième chameau? En quoi le prêt de ce chameau symbolique est-il révélateur de l'œuvre de justice?
Pour aborder ces questions, les formuler de façon plus précise, et tenter d'y apporter l'une ou l'autre réponse, nous nous proposons de multiplier les angles d'approche, entre lesquelles le lecteur choisira celle qui aura ses faveurs. Adoptant un mode de réflexion circulaire, il se pourra que nous passions plusieurs fois au même endroit, comme il arrive au désert; le lecteur indulgent voudra bien y voir, plutôt qu'un piétinement sur place, une progression en spirale qui enrichira notre intuition de départ de résonances multiples. Peut-être l'approche de la justice nécessite-t-elle cette sorte d'errance : la découverte de la loi n'a-t-elle pas exigé, elle aussi, la traversée du désert?

Première lecture. Approche mathématique 


Sans doute les signes tracés par le cadhi dans le sable étaient-ils des chiffres; il importe donc, en première analyse, de tirer l'histoire au clair du point de vue mathématique. Partager onze chameaux selon les proportions du testament paternel s'avère effectivement très peu satisfaisant : le premier fils reçoit 11/2, soit 5,5 chameaux; le second hérite de 11/4 soit 2,75 chameaux; quant au troisième, il aura le plaisir amer de se voir gratifier de 11/6, soit 1,8333 chameaux. Une chose saute aux yeux : la dévolution implique un découpage de trois chameaux, opération fort malvenue dans une économie de subsistance, comme celle des tribus du désert. Par ailleurs, la mise à plat du calcul fait apparaître un reste important : une part non négligeable de l'héritage n'est pas attribuée (la somme des trois fractions s'élevant à 10,0833, le solde non attribué s'élève à 11 - 10,0833, soit 0,9167 chameaux).
En revanche, l'ajout d'un douzième chameau fait du partage un jeu d'enfant : l'aîné reçoit 12/2, soit 6 chameaux; le second hérite de 12/4, soit 3 chameaux et le troisième bénéficie maintenant de 2 chameaux (12/6). Par ailleurs, aussitôt a-t-il rempli son office, le chameau de justice peut être restitué à son savant propriétaire, la somme des chameaux distribués s'élevant cette fois très exactement à onze (6 + 3 + 2). Tout le monde s'en retourne satisfait : les frères, le juge et, on peut le gager, les trois chameaux qui ont échappé au découpage.
A ce stade, le mystère semble s'éclaircir et s'épaissir tout à la fois : on entend bien le rôle joué dans la distribution par ce providentiel douzième chameau, mais en même temps, comme dans un tour de magie démystifié, on reste perplexe devant l'exploit : comment ce truchement peut-il à la fois satisfaire tout le monde et s'évanouir en même temps dans les profondeurs du désert? Il se peut d'ailleurs que les amateurs d'arithmétique pure n'aiment pas trop cette histoire : loin de fournir une solution exacte, conforme aux données du problème, le plan du cadhi en transforme discrètement les termes — ce sont en effet onze chameaux qui sont partagés, et non pas 10,0833. Une histoire de juge, en somme, plutôt que de mathématicien; une parabole de justice approchée plutôt qu'un exercice de rigueur formelle. Sans doute n'est-ce pas un hasard si le souvenir s'en est transmis dans les écoles de droit plutôt que dans les académies de mathématiques.

Deuxième lecture. Approche biblique. Le jugement de Salomon



On se rapprochera à nouveau de notre sujet, de l'univers antique et sémitique, en évoquant le jugement de Salomon, rapporté au Livre des Rois (Premier livre, II, 16-28), dont la logique interne, de montée en intelligibilité par pari sur la vie, n'est pas sans accointances avec la décision du cadhi. L'histoire, bien connue, est d'une simplicité désarmante : deux prostituées, qui partagent la même maison, viennent à accoucher à quelques jours d'intervalle. L'enfant de l'une d'entre elles décède au cours d'une nuit; aussitôt, sa mère opère la substitution d'enfant et met le fils vivant, celui de l'autre femme, à son sein. Au matin, la mère de l'enfant vivant s'aperçoit de la supercherie et réclame son enfant. Chacune des deux mères n'en démord plus — et voilà l'affaire portée devant le Roi-juge Salomon. Comment départager ces deux prostituées, dont la parole est frappée de suspicion, et dont le litige est dépourvu de tout témoin? Comment dire le droit dans une querelle qui présente si peu de prise juridique? Divine inspiration de Salomon : jouer le droit contre le droit, pousser le juridisme jusqu'à l'absurde pour en faire sortir autre chose. Puisque ces deux femmes réclament justice, chacune exigeant que le sien lui soit rendu (suum cuique tribuere), et bien que l'on tranche l'enfant en deux (le texte hébreu dit : « guizro », ce qui signifie littéralement « trancher », terme dont les connotations juridiques redoublent ici le sens matériel), et qu'on donne une moitié à chacune! ». Ce faisant, Salomon provoque, en marge du procès juridique, un psychodrame dont l'issue sera décisive : faute de preuve juridique, faute de titre de filiation, on en suscitera un du plus profond des entrailles de chacune des deux mères. La première, en effet, (celle que la mort a marquée) acquiesce résolument au jugement : « il ne sera ni à moi, ni à toi, tranchez » — révélant ainsi que c'est une loi de mort qui l'anime, (loi de type islamiste) sombre talion qui exige une implacable égalité arithmétique. L'autre au contraire se récrie : « De grâce, mon Seigneur, donnez lui l'enfant né. De mort vous ne le ferez pas mourir ». Celle-là, animée d'une logique de vie - contraire à la logique de mort = logique islamiste -  ne peut se résigner à cette équité mortifère : puisque l'un des deux enfants est mort, que l'égalité soit rétablie par la vie plutôt que par la mort — dusse-t-elle elle-même se déposséder de son titre légitime de maternité. Elle ne se résout pas à ce que l'enfant né, un être vivant, soit confondu avec une chose ou une carcasse d'animaux, que l'on devait effectivement partager en deux en cas de contestation indécidable, selon le droit hébraïque de l'époque. Dans un sursaut d'amour maternel, cette femme a su s'élever à une logique supérieure : se désister de son droit pour que la vie triomphe. Or c'est exactement l'attitude que Salomon avait anticipée dans la tête de la vraie mère. Revenant sur sa décision, il s'écrie aussitôt : « Donnez-lui l'enfant vivant, ne le tuez pas. C'est elle la mère! »
Ainsi Salomon, par la mise en scène de ce psychodrame et un jugement en deux temps, a-t-il pu restaurer le droit contesté. Mais lui aussi est passé par un moment de non-droit : rien ne l'autorisait en effet, en droit hébraïque, à ordonner l'exécution d'un enfant innocent. Tout comme la vraie mère était prête à renoncer à son droit et à faire consacrer une filiation erronée, Salomon, « pour la bonne cause », allait faire exécuter l'enfant. Mais de ce non-droit surgit un droit supérieur à la pauvre rigueur égalitaire du talion. Ainsi s'opère un changement de niveau (de l'apparence à la réalité, de la jalousie au don, de la mort à la vie) qui tout à la fois débloque une situation indécidable et connecte la règle juridique à des sources plus positives (confiance dans l'avenir plutôt que rumination du talion).

Troisième lecture. Approche anthropologique. La ruse avec la réalité



On se rapprochera encore un peu plus de notre sujet en évoquant, mais en quelques mots seulement, faute de compétence, les fondements anthropologiques de la justice rendue dans des sociétés non-occidentales. Un collègue anthropologue, consulté à ce sujet, évoquait « la ruse caractéristique du droit musulman ». Il s'agirait moins, dans ce cas, de maîtriser la réalité dans toutes ses dimensions, que de l'accepter dans sa complexité et son imprévisibilité, et de ruser avec elle. Le juge se présente dès lors moins comme l'expert qui élabore une réponse rationnelle, abstraite et générale, que comme le sage qui, par une petite note originale, restaure l'harmonie troublée. A la limite, la vie est perçue comme un jeu, non dépourvu de mystère et de malice, dans lequel il s'agit de rentrer avec souplesse, comme on « rentre dans la danse ». On a déjà souligné à cet égard l'« astuce » du cadhi qui, en prêtant son chameau, s'y entendait à « déjouer » le piège que recelait le testament.

Dernière lecture

Nous voici arrivés, avec cette lecture, au terme de notre périple (la version originale comporte douze lectures !).
Dernière lecture? La vôtre, évidemment, cher lecteur; la meilleure assurément. 
… et pour terminer, cette histoire que rapportait Edmond Jabès.
« Combien de sens peut avoir un verset de l'Écriture? », demande un disciple au rabbin.
« Chaque verset du livre, répond le rabbin, peut avoir jusqu'à soixante sens ».
« Et quel est le vrai? », s'enquiert le disciple.
« Le soixante et unième », répond le rabbin.


François OST

Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)