dimanche 5 mai 2013

IBN KHALDOUN précurseur du Darwinisme




Avant-propos

Un jour qu’Ibn Khaldoun est face à un auditoire d'étudiants, l'un d'entre eux pose cette longue question :
« Vous avez écrit que, dans l'univers de la Création, le règne minéral, le règne végétal, et le règne animal sont admirablement liés… Vous avez ensuite, je vous cite, ajouté qu'au sommet de cette création le règne animal se développe alors, ses espèces augmentent et, dans le progrès graduel de la Création, il se termine par l'Homme — doué de pensée et de réflexion. Le plan humain est atteint à partir du monde des singes… où se rencontrent sagacité et perception, mais qui n'est pas encore arrivé au stade de la réflexion et de la pensée. À ce point de vue, le premier niveau humain vient après le monde des singes : notre observation s'arrête là… Vous dites donc, maître, que l'Homme est un singe ? Que le Tout-Puissant a créé l'Homme et le singe à partir du même moule ? Que cette possibilité d'évolution réciproque, à chaque niveau de la Création, constitue ce qu'on appelle le continuum des êtres vivants ? Vous avez donc affirmé que le singe est au voisinage de l'Homme. Dieu aurait donc fait du singe… un parent de l'Homme ? »
À ce long discours, visiblement prémédité, Ibn Khaldoun aurait répondu calmement : « J'ai écrit ce qu'une observation attentive permet de découvrir. Dieu seul, qu'Il soit glorifié, dispose du cours des événements, connaît l'explication des choses cachées ». Mille ans avant Ibn Khaldoun, un autre génie maghrébin (cela a existe), Saint Augustin, avait pensé à l’évolution des espèces.

Le Darwinisme

Charles Robert Darwin (1809 - 1882) est un naturaliste anglais dont les travaux sur l'évolution des espèces vivantes ont révolutionné la biologie. Célèbre au sein de la communauté scientifique de son époque pour son travail sur le terrain et ses recherches en géologie, il a formulé l'hypothèse selon laquelle toutes les espèces vivantes ont évolué au cours du temps à partir d'un seul ou quelques ancêtres communs grâce au processus connu sous le nom de « sélection naturelle ». Le darwinisme est une théorie selon laquelle l’évolution biologique favorise les gènes les plus aptes pour la survie de l’espèce.  Mais l’évolutionnisme des espèces date de l’Antiquité et du Moyen âge, bien avant Darwin.

Rappel historique de l’évolutionnisme

Plusieurs philosophes grecs réfléchirent à l'idée de changements dans les organismes vivants. Anaximandre (610-546 av. J.-C.) proposa que les premiers animaux vivaient dans l'eau et que les animaux terrestres en étaient issus. Aristote (384–322 av. J.-C.) est le premier naturaliste à classer, dans Historia animalium, les organismes en relation sous la forme d'une « chaine des êtres » hiérarchique selon la complexité de leurs structures.

Les philosophes chinois de l'antiquité comme Tchouang-tseu (IVe siècle av. J.-C.) exprimèrent leurs idées sur les changements biologiques des espèces vivantes. D'après Joseph Needham, le taoïsme rejette explicitement la fixité des espèces biologiques et les philosophes taoïstes supposaient que les espèces avaient développé différents attributs en réponse aux divers environnements. Le taoïsme considère l'homme, la nature et les cieux comme existant dans un état de « transformation constante » connu sous le nom de Tao, en opposition avec la vision statique de la nature typique de la pensée occidentale.

Le philosophe et atomiste romain Lucrèce (Ier siècle av. J.-C.), écrivit le poème De rerum natura (De la nature) qui fournit le meilleur témoignage existant de la pensée des philosophes grecs épicuriens. Il décrit le développement du cosmos, de la Terre, des formes vivantes et des sociétés humaines à travers des mécanismes purement naturels sans intervention divine.

En accord avec la pensée des grecs anciens, l'évêque et théologien maghrébin, Augustin d'Hippone (IVe siècle après J.-C.), dit Saint Augustin, écrivit que l'histoire de la création issue du Livre de la Genèse ne devait pas être comprise de manière trop littérale. Dans son livre De Genesi ad litteram (De la Genèse au sens littéral), il établit que dans certains cas, les créatures nouvelles pouvaient apparaitre à travers la « décomposition » des formes de vie plus anciennes. Pour Augustin, « les plantes et les animaux ne sont pas parfaits mais ont été créés dans un état de potentialité » à la différence de la perfection des anges, du firmament et de l'âme humaine. L'idée d'Augustin selon laquelle les formes de vie ont été transformées « lentement au cours du temps » amena le Père Giuseppe Tanzella-Nitti, professeur de théologie à l'Université pontificale de la Sainte-Croix à Rome à déclarer qu'Augustin avait imaginé le concept d'évolution.

Les savants musulmans et l’évolutionnisme

Après la chute de l'Empire romain, les idées évolutionnistes continuèrent à être exposées par les savants et philosophes musulmans au Moyen Âge durant l'âge d'or de la civilisation islamique, alors que les théories anciennes de l'évolution et de la sélection naturelle étaient largement enseignés dans écoles islamiques. Le savant, historien et philosophe John William Draper a parlé au XIXe siècle de la théorie mahométane de l'évolution.

Le premier naturaliste et philosophe musulman à développer une théorie de l'évolution fut le zoologiste Al-Jahiz (776-868) au IXe siècle. Dans son Livre des Animaux, il dresse une anthologie animalière où est évoquée une évolution articulée selon trois mécanismes principaux : la lutte pour l’existence, la transformation d’espèces vivantes et l’influence de l’environnement naturel. Il marque ainsi l’unité de la nature et les rapports entre divers groupes d’êtres vivants.

À sa suite, pendant le Xe siècle, plusieurs penseurs musulmans reprennent ses idées sur l'évolution des êtres vivants, comme Ali ibn Abbas al-Majusi ou Nasir ad-Din at-Tusi. Selon Sigrid Hunke (1913-1999), Ali ibn Abbas al-Majusi (982 ou 994) a expliqué l'origine des espèces par la voie de la sélection naturelle neuf siècles avant Darwin. D'après Réda Benkirane, cette pensée naturaliste décrivant une évolution globale impliquant le minéral, le végétal et l’animal se retrouve entre autres chez le philosophe et historien iranien Yohanna Ibn Miskawayh (932-1030).


Au Xe siècle, les Frères de la pureté (Ikhwan al-Safa) décrivent dans une section de l'Épître des frères de la pureté la création des mondes et l'évolution par strates de la vie avec des détails qui auraient impressionné Darwin. On y trouve l'idée d'évolution à partir de la matière, laquelle se transforme en vapeur, puis en eau, en minéraux, en plantes, en animaux, en singes et enfin en hommes. Ainsi les groupes d’êtres parcourent dans l’engendrement de leurs formes définitives une évolution qui va du simple au complexe, passant par les quatre éléments (feu, terre, air, eau), les quatre natures (chaud, froid, sec, humide) et leurs combinaisons poursuivent encore la différenciation en règnes minéral, végétal et animal et précisent indéfiniment la spéciation du vivant. L'épitre explique comment se déroule la manifestation par couches successives, ou stratifiées à partir du royaume minéral. Selon eux, les entités minérales les plus développées vivent plus bas dans le royaume minéral jusqu'à ses plus hautes strates pour se mélanger imperceptiblement dans la strate supérieure du règne végétal. Ils expliquent aussi l'existence de contacts entre les règnes animal et végétal ; et jusqu'au plus haut niveau du règne animal, dont le point culminant serait l'Homme. Les plus évolués seraient les hommes placés dans les hautes sphères, debout entre les anges et les animaux, pour servir sur la Terre comme lieutenants de Dieu.

Par la suite, Nasir ad-Din at-Tusi (1201-1274) suggère la sélection des meilleurs et l'adaptation des espèces pour l'évolution environ six siècles avant Charles Darwin. Il utilise pour expliquer les transformations des espèces, le mot takâmul, qui signifie en arabe « perfectionnement ». Selon Tusi, ce sont les transformations de l'environnement qui poussent les espèces à évoluer ; ainsi ce seraient les espèces dont les individus sont les plus diversifiés en formes qui s'adapteraient le mieux aux changements. Tusi écrira ainsi : « « ...l'équilibre (originel) a été endommagé, et les contrastes essentiels ont commencé à apparaître à l'intérieur de ce monde très tôt. Par conséquent, quelques substances ont commencé à se développer plus rapidement et à s'améliorer plus que les autres. » » et encore : « « Les organismes qui peuvent gagner les nouveaux dispositifs plus rapidement sont plus variables. En conséquence, elles gagnent des avantages par rapport à d'autres créatures. » »

Enfin, l’historien maghrébin Ibn Khaldoun (1338-1405) recourt aux notions d’ordre, de structure, de plan, de rapports entre les êtres et des permutations réciproques, de progrès graduel de la création et de continuum des êtres vivants. Il suggère également la transformation progressive et organisée du minéral vers le végétal, l'animal, le singe et finalement l'Homme.

Ibn Khaldoun et la génération des êtres vivants 

Ibn Khaldoun (1332-1406), est un de ces acteurs de la pensée arabo-islamique, qui aura marqué de son empreinte le XIVe siècle musulman. Il se distinguera par sa pensée politique, sociale, anthropologique à travers son œuvre majeure La Muqaddima. Il s’est intéressé aussi, dans une logique inspirée de ses prédécesseurs, au monde vivant et à sa classification dans un bref et discret passage de sa monumentale œuvre sociologique et historique.

Le passage qui nous intéresse se situe dans les derniers chapitres qui clôturent la première section de l’œuvre, section consacrée à la civilisation [ ‘umrân] en général.

Nous pouvons retenir de ce passage trois grandes idées directrices correspondant à trois  mots-clefs de la pensée « naturaliste » Khaldounienne qui sont les suivantes :

  • Un monde ordonné, hiérarchisé
  • Une continuité des mondes (ou des genres)
  • Une transformation éventuelle d’êtres en autres

« ordre », « continuité » et « transformation », sont les trois termes clefs, récurrents tout au long de l’exposé. En effet, dès le début du passage, Ibn Khaldoun révèle en une phrase l’essentiel de sa pensée qui sera étayée par la suite : dans ce monde, il y a  « ordre », « continuité entre les mondes créés », et « transformation de certains êtres en d’autres.»

Un monde ordonné, hiérarchisé
Toutes les composantes de ce monde, qu’elles soient essences, éléments ou êtres vivants, sont, d’après Ibn Khaldoun, ordonnées, rangées, disposées selon un ordre naturel.
En effet, le terme « mawjûdât » renvoie à tout ce qui « est », existe ou préexiste : aussi bien cieux, terre, mers, montagnes, que minéraux et êtres vivants Certains pourraient facilement imaginer qu’il s’agisse d’un ordre préétabli, émanant d’une volonté divine. Cependant il n’insiste pas beaucoup sur l’intervention divine. Bien qu’on puisse supposer, avec le mot « créatures » [makhlûqât] utilisé au début du passage, qui, étymologiquement en arabe souligne l’acte de création, qu’il y ait dessein divin dans l’ordre naturel, on remarque toutefois par la suite, que le terme créatures s’efface au profit des termes comme « êtres existants »(êtres au sens philosophique) [mawjûdât], « composantes » [mukawwanât] du monde  et que ce monde n’est pas le « monde de la Création » comme il a été souvent traduit, mais bien celui de la « génération » [takwin], terme soulignant la formation par génération.
Ibn Khaldoun nous présente donc un monde organisé, ordonné, hiérarchisé du plus bas vers le plus haut, où les composantes de ce monde, qu’elles soient éléments naturels tels l’eau, le feu, la terre, et l’air ou les êtres vivants, sont toutes disposées, rangées selon un même ordre précis. Nous retrouvons ici la « chaîne des êtres » préconisée par Aristote, adoptée par Miskawayh et Ikhwan al-Safâ’ et très répandue chez beaucoup de naturalistes occidentaux fixistes, et qui a continué d’exister plus tard notamment chez des penseurs comme Buffon (1707-1788) et ses partisans. De même, la gradation, corollaire d’une organisation hiérarchisée, traduisant une  schématique du  « simple vers le complexe » est le schéma classique rencontré chez tous les penseurs naturalistes de l’Antiquité et se retrouve jusque chez Lamarck (1744-1829).
Une continuité des mondes
La conséquence directe de la disposition en chaîne, est que les composantes de cette chaîne sont reliées les unes aux autres comme une sorte de collier, avec, au fur et à mesure, un attribut nouveau qui leur donne une place plus haute dans l’échelle des êtres. Les minéraux sont reliés aux végétaux, eux-mêmes reliés aux animaux, eux-mêmes reliés à l’Homme qui possède toutes les caractéristiques de ces prédécesseurs dans la chaîne avec en plus, la pensée et la réflexion.

Par conséquent, on peut percevoir dans cette continuité des règnes, une unicité du monde vivant et une parenté entre les êtres vivants.
La transformation
Tous ces règnes sont liés entre eux,  et le dernier représentant de chaque règne est prêt à devenir le premier du règne suivant ; lorsqu’Ibn Khaldoun parle d’une prédisposition [isti‘dâd] pour un être placé à un certain niveau de l’échelle de devenir un être du niveau suivant, signifie-t-il qu’il y ait transformation ? La réponse peut être ambiguë mais elle est suggérée par le texte. Si nous considérons que lorsqu’il dit « le dernier niveau de chaque groupe est parfaitement préparé à devenir [li’an yassira] le premier du suivant », il implique la transformation, alors nous pouvons l’affirmer. En outre, cette possibilité de transformation est confirmée à deux reprises : au début du premier passage,  Ibn Khaldoun parle de la transformation des éléments en d’autres éléments (qui les suivent ou qui les précèdent) et aussi de la transformation [istihâla] d’êtres en d’autre ; et dans le deuxième passage, il utilise le terme  « tanqalibu » qui signifie littéralement « transformer » lorsqu’il parle du lien étroit entre les limites supérieures et inférieures des différents règnes, et il prend notamment l’exemple de la vigne et du palmier –représentants du dernier « horizon » des végétaux- susceptibles de se transformer en  mollusques –représentants selon lui, du premier horizon des animaux ; et celui des singes susceptibles de la même manière de se transformer en êtres humains, eux-mêmes à la limite du monde des anges. C’est à dire que pour lui, un être situé dans la limite supérieure ou inférieure d’un règne quelconque peut se transformer en celui qui le suit ou celui qui le précède.
Place de l’Homme dans la Nature au cœur de la pensée naturaliste d’Ibn Khaldoun
Ibn Khaldoun place l’Homme dans le règne animal. En effet, l’Homme est selon lui, l’aboutissement du règne animal : à travers le processus graduel de la « génération », le monde animal aboutit à celui de L’Homme. De plus, celui-ci a pour proches « voisins », des êtres semblables que sont les singes. L’Homme n’a de plus qu’eux que la pensée et la réflexion. Son acceptation en tant que réalité scientifique  date du XVIIIe siècle. 
La postérité n’a pas retenu d’Ibn Khaldoun sa remarque sur la parenté « hommes-singes », parenté déjà évoquée au demeurant par nombre de ses prédécesseurs qu’ils soient grecs, occidentaux ou musulmans. Cette phrase, qu’on pourrait qualifier de surprenante pour l’époque et pour le contexte religieux fort, est restée controversée et même occultée dans les pays arabo-musulmans jusqu’au XIX-XXe siècle où dans certaines éditions, orientales notamment, le terme qirada [singes] a été pudiquement substitué par qudra [destin], faillant ainsi au sens la phrase pour éviter tout débat scientifico-religieux.

Ibn Khaldoun est croyant, mais lucide et pragmatique. Il observe le monde qui l’entoure en partant de l’évidence que c’est Dieu le responsable de l’organisation, de la continuité et de la  transformation de ses composantes sans pour autant réduire la réflexion à la simple volonté de Dieu, mais en essayant d’analyser de manière rationnelle une réalité. On pourrait qualifier ce mode de conception du monde en termes modernes de « créationnisme évolutionniste ».