lundi 22 juin 2015

La Russie et Nouvel Ordre mondial



Entretien avec l’historien, politologue, écrivain et professeur d’université Andrei Foursov. Au départ du récent sommet du G7, et des prémisses de l’histoire, Foursov brosse les perspectives de mise en œuvre d’un nouvel ordre mondial, telles qu’elles peuvent raisonnablement être admises aujourd’hui.

Le récent sommet du G7 en Bavière témoigna à l’évidence de l’approfondissement du fossé qui sépare la Russie de l’Occident. Alors que certains s’en émeuvent, d’aucuns considèrent cette situation comme une opportunité à saisir.

http://www.russiesujetgeopolitique.ru/wp-content/uploads/2015/06/furs.jpgComme il se doit, un nouvel ordre mondial surgit à l’issue d’une guerre mondiale. Le système de relations internationales dit «de Westphalie» apparut après la Guerre de Trente ans. Le système viennois fut instauré après les guerres napoléoniennes, le système de Versailles après la Première Guerre Mondiale et celui de Yalta à la fin de la Deuxième.

D’un autre côté, l’époque des guerre mondiale du type de celles qui se déroulèrent au XXe siècle est révolue. Cela ne signifie pas que les guerres mondiales seraient devenues impossibles. Mais elles adopteront plutôt une forme analogue à celle de la Guerre de Trente Ans, c’est-à-dire une juxtaposition de conflits locaux, amendés par la présence d’armements nucléaire, bactériologique, chimique et autre.

Un nouvel ordre mondial pourrait-il être installé par des moyens pacifiques ?

C’est bien entendu envisageable. Mais l’histoire montre que dès qu’un nouveau prétendant à l’hégémonie, ou encore dès que la création d’un ordre mondial alternatif, gagne en force, l’hégémon s’efforce de lui couper l’élan. Je pense que la question demeure ouverte. Mais en tous cas, la Russie doit à tout le moins contribuer activement à la création d’un monde multipolaire. Un tel monde est en train de naître mais il faut maximiser son développement. Si c’est cela que veut la Russie, il lui faut alors mettre sa politique intérieure en conformité avec sa politique internationale. Il est impossible de mener dans l’arène internationale une politique qui évoque celle d’une grande puissance, et en même temps continuer à imposer des réformes libérales et impopulaires dans les secteurs de l’économie, des soins de santé, de l’enseignement, etc. Une politique de grande puissance et de résistance à l’Occident présuppose le soutien d’une masse fondamentale au sein de la population, et pas seulement d’une poignée d’oligarques. Les réformes économiques qui mettent à mal la situation de la population affaiblissent évidemment ce soutien.

Pourquoi réfléchir à un nouvel ordre mondial maintenant seulement, alors que les circonstances nous y obligent ?

A la tête de la Russie se trouvent deux groupes. L’un d’entre eux souhaite vivement «se réconcilier» avec l’Occident, revenir aux relations de l’époque de Eltsine. Le second groupe adopte une orientation différente, comprenant qu’il sera impossible d’en revenir aux conditions qui prévalaient avant la crise ukrainienne.

L’Occident a senti que la Russie était occupée à se relever et qu’elle regagnait sa souveraineté. La crise en Ukraine est évidemment la réponse à ce redressement de la Russie. George Friedman, le créateur et le premier directeur de Stratfor, cette entreprise privée de renseignement, a déclaré voici quelques années déjà qu’aucun président des États-Unis ne pourrait s’accommoder d’une remontée en puissance de la Russie. C’est ainsi que Moscou vit très vite arriver une crise à ses frontières, en Ukraine. Friedman avait donc raison.

Il ne sera pas possible de trouver une solution à la situation actuelle comme ce fut le cas en 2008-2010. L’alternative possible se résume à la poursuite du conflit ou la capitulation de la Russie. Et cette capitulation serait suivie du démembrement de notre pays et de l’instauration du contrôle des entreprises transnationales sur ses différentes parties, fruits de la dislocation. Si d’aucuns, au sein de nos couches supérieures nourrissent l’espoir d’arriver à s’accorder avec l’Occident, et si on parvient à « s’entendre sur le butin », de voir tout rentrer en bon ordre, ils se trompent lourdement. Ce n’est qu’illusion.

L’Occident est arrivé à la conclusion qu’il faut soit démembrer la Russie, c’est-à-dire achever ce que la perestroïka n’est pas parvenue à accomplir, soit continuer à exercer une pression sur elle jusqu’à la briser.

Pourquoi veulent-ils particulièrement briser la Russie, et non la Chine ?

La Chine n’est pas du tout le pays véritablement et théoriquement capable de devenir la base d’un nouvel ordre mondial. Malgré toute sa puissance économique, elle n’est pas une grande puissance nucléaire. Jusqu’à présent, la Russie s’est avérée être le seul pays en mesure d’infliger des dommages intolérables aux États-Unis. Aussi longtemps que subsistera cette menace, les États-Unis et les structures fermées de coordination et de gestion du monde feront tout pour priver la Russie de la possibilité de mener une politique indépendante.

Le politologue Leonid Savine, rédacteur en chef du magazine Geopolitika considère que l’Union économique eurasienne pourrait constituer la base du nouvel ordre mondial . Qu’en pensez-vous?

Le récent sommet du G7 pourrait avoir été la goutte qui fait déborder le vase de patience de la Fédération de Russie. Depuis longtemps, la Chine mise sur la multipolarité. C’est écrit noir sur blanc dans leurs documents doctrinaux et stratégiques. Ils ont créé l’Organisation de Coopération de Shanghai, ils travaillent avec les États d’Afrique et d’Amérique Latine dans le cadre d’un format bilatéral, très efficace. Ils n’imposent pas leur vision politique.

Quant au BRICS, il s’agit d’un projet conçu aux États-Unis. Cette idée émane du groupe Goldman Sachs [En 2001. N.d.T.]. C’est ce qui explique pourquoi la Russie se plaça dans le sillage de cette organisation.

Si on souhaite s’en tenir à la réalisation de notre propre ordre du jour, il faut aborder l’idée de la création de l’Union économique eurasienne et d’un espace d’intégration plus vaste dans lequel l’Union européenne pourrait entrer dans quelque temps. Ils faudrait envisager des unions transrégionales alternatives dans le cadre desquelles s’inscrirait le BRICS.

Le moment est venu pour nous de sortir des projet néolibéraux favorables uniquement à l’Occident, comme le G7, le FMI, la Banque Mondiale et les organisations supranationales comme l’OMC. Tout cela, ce sont des sucreries que l’on agite sous le nez de la Russie afin de l’allécher et l’attirer au sein du club, où elle sera forcée d’œuvrer aux intérêts de l’Occident. Mais nous devons défendre nos intérêts nationaux et aider les autres États à faire de même. C’est précisément sur base d’alliance entre États souverains que sera créé un nouvel ordre mondial.

Pourquoi ne nous sommes-nous pas efforcés bien plus tôt de créer un nouvel ordre mondial. Pourquoi parlons-nous de cela aujourd’hui seulement ?

Après la chute de l’Union Soviétique domina l’idée, exprimée très souvent, entre autre à l’époque de la présidence de Dimitri Medvedev, selon laquelle la Russie devait s’intégrer dans le modèle économique et politique occidental. L’intégration de la Russie dans le G8, et son entrée à l’OMC furent des éléments de ce processus. L’Occident tenta une démarche similaire envers la Chine. Mais les Américains furent rapidement déçus des résultats et décidèrent qu’il convenait de réexaminer ces  relations. Toutefois, cela ne signifie pas qu’ils vont renoncer à leurs visées. Ils vont s’efforcer d’incorporer la Russie, la Chine, l’Iran et d’autres États dans leur système politique. C’est pourquoi nous devons créer un contrepoids. Tout le monde comprend que les États-Unis ne peuvent plus être le gendarme du monde et continuer à exercer une hégémonie mondiale, suite à leurs dissensions internes, leurs crises aiguës en matière de politique intérieure, et leurs erreurs dans le domaine de la diplomatie. La Russie a donc la chance de proposer au monde une vision nouvelle.

Mais comment les États-Unis pourraient-ils renoncer à leur rôle de chef de file ?    
Évidemment, les États-Unis ne voudront pas lâcher les rênes que les circonstances leur ont permis de prendre en mains à l’issue de la deuxième guerre mondiale, alors que l’Europe était un champ de ruines. Dès 1943, ils ont structuré le système monétaire de Bretton-Woods et entamé l’élaboration des plans de réforme de l’ordre mondial dans lequel le rôle de dirigeant leur était dévolu. Je pense que l’événement ou le phénomène susceptible de former un ordre mondial multipolaire pourrait être non pas une nouvelle guerre, mais au contraire la prévention d’une troisième guerre mondiale. Si l’on parvient à dépasser le point critique, permettant alors à la situation de se normaliser, tous les pays pourront retrouver une certaine prospérité et obtenir tous les bénéfices que peut faire miroiter l’actuelle mondialisation.

Dans un autre entetien, daté du 29 mai 2015, Andreï Foursov commente la publication récente d’un rapport de la Fondation Gorbatchev réclamant une nouvelle perestroïka.
– La Fondation Gorbatchev et le Comité des initiatives civiles ont préparé un rapport, « Les valeur de la perestroïka dans le contexte de la Russie contemporaine « , dans lequel il est précisé que le pays a besoin — et ce serait même inévitable – d’une nouvelle perestroïka. Que fut la perestroïka en URSS et que peut-elle être aujourd’hui?
S’il faut donner une définition de la perestroïka, je dirais qu’il s’agissait de la transformation préméditée d’une crise structurelle en un système qui mena à son terme la destruction de l’Union Soviétique et du système soviétique. Gorbatchev lui-même a dit qu’il avait toujours considéré que la destruction du communisme fut la grande tâche de sa vie.  Il s’agit bien entendu d’un mensonge, tout simplement parce qu’une telle chose ne pouvait lui venir à l’esprit lorsqu’il était un fonctionnaire soviétique. Cela s’appelle «faire bonne figure avec un mauvais jeu». On peut imaginer que ceux qui parlent d’une nouvelle perestroïka supposent que celle-ci devrait provoquer la destruction de la Russie, tout comme la perestroïka généra celle de l’URSS.