lundi 28 mars 2016

Le rapprochement entre Téhéran et Ankara, vu par le Hezbollah

Après la visite qualifiée de très importante du Premier ministre turc Ahmet Davutoglu à Téhéran le 5 mars, c’est au tour du ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Jawad Zarif de se rendre à Ankara aujourd’hui. Ces développements interviennent au moment où des groupes kurdes en Syrie ont annoncé la création d’un canton indépendant dans la région de Hassaké dans le nord de la Syrie et où les tensions sont extrêmes entre dirigeants turcs et russes. Dans ce contexte complexe et tendu, comment faut-il interpréter l’intensification des contacts entre Téhéran et Ankara ? La question est importante surtout qu’il est de plus en plus question, dans les coulisses diplomatiques, de changement dans les cartes de la région.


Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu à Téhéran le 5 mars
Le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu à Téhéran le 5 mars

Une source proche du Hezbollah révèle à ce sujet que lors de la visite du Premier ministre turc à Téhéran, un dirigeant iranien aurait eu ce commentaire en parlant d’Ahmet Davutoglu : « Ce n’est plus l’homme que nous connaissons ! » Cette source confie que les dirigeants iraniens ont été surpris par l’attitude inattendue du dirigeant turc qui se voulait conciliant à l’extrême, prêt à faire des concessions pour aboutir à des ententes pour préserver la stabilité de son pays. La même source rapporte aussi, en citant les dirigeants iraniens, que le Premier ministre turc a souhaité effectuer cette visite en Iran pour exprimer la crainte de son pays de la menace que représente l’action du PKK et ses attentats terroristes à l’intérieur de la Turquie ainsi que la proclamation éventuelle d’un État kurde indépendant en Syrie. Ahmet Davutoglu aurait ainsi évoqué l’existence de cellules dormantes du PKK à l’intérieur de son pays que l’État ne parvient pas à identifier et à démanteler. Tout en évoquant sa crainte d’une déstabilisation interne de la Turquie et en précisant que dans certaines régions du pays, notamment les provinces à majorité kurde, c’est presque déjà les prémices d’une guerre civile qui ne dit pas son nom, le Premier ministre turc aurait demandé une plus grande coopération avec l’Iran. Les dirigeants iraniens se seraient d’abord contentés de demander à leur interlocuteur turc ce qu’il propose, sachant que le dossier syrien reste un grand sujet de conflit entre les deux pays. Finalement, les deux parties ont trouvé un terrain d’entente en déclarant leur appui à l’unité territoriale et institutionnelle de la Syrie.

Pour les Turcs, c’est une question très sensible parce qu’elle porte sur le refus de la création d’un État kurde. Au début de la crise syrienne, Ankara avait mis le paquet pour installer une zone tampon dans le nord de la Syrie qui serait une province sous leur influence et qui leur permettrait de peser et d’intervenir dans les décisions syriennes. Les deux millions de réfugiés syriens ont été accueillis en Turquie dans le but d’être réinstallés dans cette zone tampon, qui serait limitrophe de la région kurde de Syrie et, par conséquent, permettrait aux forces syriennes alliées à la Turquie d’attaquer en permanence les Kurdes et en tout cas de les contrôler. Le projet turc s’est toutefois heurté à la résistance des Kurdes et à l’appui qui leur a été accordé par les Américains lors de la bataille de Kobané. Malgré cela, les Turcs ont maintenu leur plan et c’est dans cette perspective qu’ils ont abattu un avion russe qui survolait le nord de la Syrie à la frontière avec la Turquie. Le plan des dirigeants turcs était donc d’adresser un message clair à la Russie que cette région était leur chasse gardée. Mais ils ont provoqué une réaction contraire chez les dirigeants russes qui ont depuis décidé d’intervenir militairement en Syrie pour mettre un terme « aux appétits » turcs dans ce pays. Aujourd’hui, non seulement le projet turc de créer une zone tampon dans le nord de la Syrie n’est plus envisagé, mais c’est désormais la Turquie qui craint plus que tout un démantèlement de la Syrie qui favoriserait la naissance d’un État kurde.

Ahmet Davutoglu aurait donc insisté sur ce point avec ses interlocuteurs iraniens qui auraient à leur tour évoqué la nécessité de maintenir le régime actuel en Syrie et le président Bachar el-Assad en personne pour la période transitoire. À la grande surprise des Iraniens, le Premier ministre turc se serait montré compréhensif, ajoutant toutefois que son pays serait prêt à fermer les yeux sur ce fait à condition que les Iraniens ne lui demandent pas de l’annoncer publiquement.

Selon la source proche du Hezbollah, les Turcs auraient promis même d’être plus fermes à leur frontière avec la Syrie avec les combattants de l’opposition et de mieux contrôler l’afflux d’armes vers la Syrie, et de pétrole (dans les régions sous le contrôle de Daech) vers la Turquie, souhaitant toutefois ne pas être amenés à faire des déclarations dans ce sens car cela poserait un problème avec leur opinion publique et mettrait en cause la cohérence de leur politique et leur crédibilité. Mieux encore, les Turcs auraient même promis de tenter d’intervenir auprès des Saoudiens pour les pousser à nouer un dialogue constructif avec l’Iran, comme d’ailleurs l’avait suggéré le président américain aux dirigeants du royaume et comme il compterait le répéter au cours de sa visite à Riyad annoncée pour le mois prochain.

De leur côté, les dirigeants iraniens auraient promis de tenter une médiation auprès des Russes pour faire baisser la tension entre Moscou et Ankara, sachant que le principal point de l’entente entre les Américains et les Russes au sujet de la Syrie porte sur la volonté d’éviter toute partition de ce pays, même s’il faut pour cela briser le rêve kurde d’instaurer un État indépendant...

Scarlett HADDAD
19 mars 2016